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Le chat et sa suprématie, une esthétique adorable et monstrueuse

Dernière mise à jour : 2 mars 2022

Connaissez-vous Garfield, Grosminet, Hello Kitty ou même - oubliais-je - Cat Woman ? Bien sûr que oui ! Les chats investissent grandement le champ littéraire et artistique. Ils nourrissent notre imaginaire et fécondent une grande partie de la pop culture. Entre suprématie et domination du monde d'aujourd'hui, c'est une conquête gagnée contre les chiens et contre les hommes.





Mon chat à moi peut me regarder un moment, me fixer, et m'oublier l'instant d'après. Comme s'il voyait à travers moi, que j'avais disparue, minée par son mépris et son ignorance. Ce qu'il pressent, ce qu'il pénètre du regard est autre chose d'imperceptible, de métaphysique. Il voit l'autre part, cet intra monde, espace sous clés, multisecret, impossible à saisir sans quelques dons félins. Dans Un amour de chat (1997) Fréderic Vitoux n'en disait pas moins à l'égard de Nessie :« son regard me transperce comme si je n'étais rien, invisible (...) [le chat] nous donne l'illusion de la totale vacuité de ce que nous sommes ». Le terme de chat vient du latin catus ou cattus lui-même dérivé du verbe cattare et signifie voir (Les chats, 1869, Champfleury). Le chat est donc un animal qui guette, qui observe. Fait-il aussi partie du divin, comme un « dieu déchu » sur terre. Age d'or révolu, jamais plus on ne le vénèrera comme les égyptiens vénéraient la déesse Bastet à tête de chat. Mais son culte demeure, parce qu'il fascine en raison de son caractère contradictoire et difficile à saisir. Parce que sa présence pleine de grâce et de douceur satisfait de nombreux artistes qui y trouvent chez lui une part de soi, une part de leur identité.


Je pourrais esquisser une anthropologie du chat sans pour autant prétendre à l'objectivation et au sérieux de la discipline : chercher à comprendre comment la représentation du chat dans les arts met-elle en lumière son rapport avec les hommes et en particulier les artistes à des époques et endroits différents ? Comment sa réhabilitation se construit-elle en réponse à l'usage idéologique qu'on en a fait dans un espace géopolitique ? Quelle image du sacré sur fond d'ésotérisme et de magie nous reste-t-il encore de cet animal ?



Le chat : un domestique « infidèle », « hypocrite » et « sournois » !


Le chat a longtemps eu une mauvaise réputation. Pour réhabiliter son image, des écrivains ont publié des livres et cela dans une démarche scientifique pour rationnaliser sa nature, mieux comprendre son comportement volatile et faire cesser les préjugés inféconds qu'on a eus sur lui. En 1879, Champfleury répondra aux condamnations de Buffon qui dénonçait un siècle auparavant dans son Histoire naturelle , l'esprit vil et l'ignominie qui régissaient soit disant la nature des chats: des « fripons », des « lâches » aux « mouvements obliques, [aux] yeux équivoques » qu'il disait. On peut lui concéder la chose suivante : les chats paraissent à certains égards condescendants, ingrats et égoïstes; ils ne sont pas au même titre que les chiens, comme il s'est plu à le souligner, compatibles avec l'homme.


Pourtant il y a fascination car ils sont indépendants, libres, impossibles à mettre en laisse. Parce qu'ils savent aussi se montrer doux, généreux, réconfortants. Sophie Calle raconte au cours d'une anecdote qu'un de ses amants l'obligeait à choisir entre dormir avec son chat ou avec lui. Elle choisissait son animal, celui-là même qui lui avait inspiré ses photocollages; elle avait préféré la compagnie d'un chat à celle d'un amant, elle avait décidé de rester avec le gardien de nos âmes et de nos secrètes pensées. Comme Champfleury, nombreux sont les artistes qui reconstruisent son image pour signifier de manière poétique ou philosophique sa profonde nature inconstante et curieuse. Andy Warhol qui en possédait près de 25, a consacré une lithographie à l'un d'entre eux qu'il prénommait Sam, chat de gouttière sans prétention. Chats colorés, assis ou allongés, curieux, méfiants ou rêveurs, autant de modèles pour révéler ses humeurs.




« Peut-être est-il fée, est-il dieu » ? (Les Fleurs du mal)

Évidemment Baudelaire a également rendu au chat toute la noblesse qu'il méritait. Dans son poème « Le chat »/ LI des Fleurs du mal (1857), il est l'esprit familier du lieu, il juge, il préside son empire en véritable roi ou dieu. Tantôt ange ou chat séraphique, chat étrange doté de pouvoir ésotérique, son charme opère secrètement sur le poète. Etant source d'inspiration créatrice, sa voix « profonde et riche » le comble, le « remplit » jusque dans son « fond ». Et quand il accroche son regard au sien, c'est comme s'il regardait en lui-même, yeux fixes et ronds comme un roulement des yeux vers l'âme:



« et que je regarde en moi-même,

je vois avec étonnement

le feu de ses prunelles pâles ».



Il s'agit bien plus que d'une simple confrontation avec le chien, ou de dire que le chat n'est pas ce que vous croyez qu'il soit. Il a une épaisseur qu'il n'est pas possible de transpercer mais seulement possible d'effleurer du bout des doigts. Parce qu'il est mini dieu dans ce monde positiviste et matérialiste, où les gens ont oublié ce qu'il y avait de métaphysique dans leur existence. Ceux qui détestent les chats pour les raisons évoquées plus tôt n'ont rien compris au rôle prééminent qu'ils occupent dans nos vies. Le chat nous donne ce vertige ontologique en ce qu'il nous reflète à la fois notre propre vide existentiel, mais nous laisse en même temps entrevoir, par le bâillement d'une porte à demi-close un autre monde - celui de l'infini. Dans Le désir d'être un volcan (1996) Michel Onfray explicite bien ce rapport que son chat entretient avec cet infini. Il voit au-delà du temps et de l'espace, il est du côté de l'éternité. Son regard vertigineux lui permet d'accéder à l'infiniment plus grand, là où « circulent les ombres et les âmes, les chuchotements et les musiques angéliques ». Si l'artiste aime tant le chat, c'est qu'il sait que la porte existe, et le chat donnerait l'illusion de pouvoir l'ouvrir. Notre comportement envers lui traduit une volonté de mimétisme, comme ces vers de Baudelaire, où l'intériorité du poète se confond avec le regard pénétrant de son chat. C'est comme si nous voulions être lui, aussi libres, aussi divins pour dépasser et nier notre finitude. La défense du chat conduit à révéler ses pouvoirs, il a quelque chose de sacré que nous avons voulu saisir à travers le champ artistique. Cependant sa représentation dans la littérature et la peinture revêt aussi d'autres motifs, d'autres symboles qui ont entaché son image pour peu qu'ils aient été forgés par une société patriarcale et superstitieuse.



Pour une sémiotique équivoque, le chat entre féminité et cruauté


La littérature et l'art se sont emparés de la figure du chat, et de ce qu'il représentait en prisme où convergent à la fois sa docilité, sa douceur mais aussi son caractère despotique et menaçant. Il est étrange, équivoque, double et factice; c'est l'animal subversif par excellence. Des artistes masculins vont rattacher à l'esthétique du chat celle de la femme, et faire de cette figure mêlée, un être aimé ou détesté, souverain et cruel. C'est un leitmotiv que l'on retrouve déjà chez La Fontaine et toute la question est de savoir pourquoi on s'est mis à associer l'image de la femme à celle du chat. Je développerai ici deux exemples. L'autre poème de Baudelaire « Le Chat » / XXXIV (ibid) , est chanté comme une formule magique et permet au poète de voir sa « femme en esprit ». Chat et femme se confondent à partir de la troisième strophe dans laquelle les vers à rallonge s'entremêlent en enjambement. Le rythme musical s'alterne (décasyllabe/octosyllabe) en contrepoint pour mieux mimer la sensualité du chat. Et la légèreté de son corps tout en mélodie, s'électrifie au contact de la peau du poète: « élastique »/ « électrique », comme un frisson qui irradie ses sens. L'alchimie opère, celle des éléments mais aussi celle du verbe qui transforme par analogie le chat en femme. L'érotisme suggéré dans le comportement de l'animal rappelle la séduction dite féminine, cette sorte de volupté lubrique qui émane d'elle naturellement, et qui invite tout homme à la luxure. Le chat leur rappelle donc cette impulsion née de la femme, totalement arbitraire et qui ne dit rien de la réalité, si ce n'est la mise en scène des désirs masculins - j'aurai l'occasion de développer ce point plus tard-.


Dans mon second exemple, Verlaine préfère rejouer les superstitions moyenâgeuses en diabolisant ces deux créatures au destin croisé. Le poème « Femme et chatte » de ses Poèmes saturniens (1866) convoque nos sens dans un décor théâtral où l'obscurité qui règne rappelle la scène. Lieu factice, lieu du secret et du mensonge, on y perçoit dans ce clair-obscur « la main blanche et la blanche patte » jouer ensemble, ou ses ongles d'agate

« coupants et clairs comme un rasoir », tinter comme tinte le timbre de sa voix dans le boudoir. La femme et la chatte forment un couple tout droit venu des Enfers rappelant inéluctablement l'imagerie des sorcières. Elles sont illégitimes dans la sphère publique puisqu'elles sont du côté du mal, ainsi le lieu qui leur convient sont les ténèbres de la nuit où seuls se promènent les rescapés de ce monde. Toutefois, la femme/chatte est aussi traitée sous le mode de l'eros. Cette contradiction entre l'amour et la haine que lui porte le poète dit encore la fascination qu'il ressent à son égard. Elle reste dans tous les cas femme/objet et fantasme.




La femme chatte : objet sexuel et fantasmatique


La femme dans l'art semble systématiquement enfermée dans le même rôle sans jamais s'en défaire ou s'en libérer. Elle n'existe jamais pour elle-même puisqu'elle est toujours objet de, et répond à des stéréotypes affligeants que la culture judéo-chrétienne et le patriarcat ont véhiculés. Dans son article « Représentation du désir féminin: entre texte et image » (Fabula, 2018), Marc Escola explique que le désir féminin est souvent construit en miroir pour répondre aux fantasmes des hommes, il est instrumentalisé au profit de leur jouissance. L'hétérosexualité n'est pas qu'une pratique sexuelle, c'est aussi un système d'identification normatif et d'appropriation des femmes. C'est un peu moins vrai aujourd'hui puisqu'elles accèdent de plus en plus à l'indépendance financière, cependant l'identité des femmes reste déterminée par le désir des hommes. Quand ils tentent de s'approprier la sexualité féminine - en particulier à travers le chat -, le désir des femmes s'en retrouve commandé car il devient fantasme et objet. En lisant le poème de Verlaine vous vous rendrez compte du jeu érotique qui s'y met en place. Le verbe « s'ébattre » ou même le premier vers: « elle jouait avec sa chatte » appelle à une polysémie de sens qui fait rougir. Certains critiques ont pu y voir en filigrane un rapport lesbien entre la femme et la chatte. Même quand elle semble détestée, elle reste la capsule où convergent les désirs des hommes. C'est le même principe pour l'aquarelle pornographique Deux nus et un chat (1903) de Picasso que l'on voit plus haut dans l'article. C'est une composition verticale avec des lignes imprécises qui rappelle le croquis. La scène érotique, aux traits crayonnés, et aux couleurs translucides laissent apparaitre au grand jour et sous les yeux du chat, une paire de seins qui pointe en apesanteur.


« Pour comprendre le chat il faut être d'essence féminine ».

Le chat qui a l'air si curieux n'est pas là au hasard, il est un substitut ou l'équivalent de la sensualité féminine. Il participe de la scène toute entière, il n'est pas seulement spectateur comme nous, c'est un ménage à trois. « Pour comprendre le chat il faut être d'essence féminine » disait Champfleury, mais pourquoi ? Parce que parait-il, le caractère du félin est similaire à celui de la femme: fourbe, sournoise, lascive. Parce que le chat, c'est fatalement ma chatte, c'est la représentativité de mon sexe, et qu'à une époque j'aurai été brûlée vive, mon animal et moi, à cause de mon genre. Liv Stromquist dans sa BD L'origine du monde ne manque pas de rappeler que l'horrible grande chasse aux sorcières durant laquelle on persécutait les femmes, était justifiée par la présence d'une vulve chez elles et tout particulièrement du clitoris: « excroissance de chair, verrue ou mamelle cachée » qu'un bourreau avait remarquée pour la première fois sur le sexe d'une inculpée dans un procès de 1593... C'était là la marque du diable, il fallait donc les renvoyer en enfer, là d'où elles venaient. Même triste destin pour le chat noir quand en 1200 le pape Grégoire IX clame que le diable lui-même s'incarne dans cet animal, brûlé lui aussi lors du feu de la Saint-Jean.



Enfin !

Les chats répondent à une polysémie de sens équivoques que l'image de la femme a payé au prix fort. Tout cet arrière-fond symbolique a pourtant été secoué. Je pense à Mona Chollet qui dans son ouvrage sur les sorcières, dénonce le stéréotype de la femme dangereuse et puissante. D'autres aussi ont étudié le rapport entre ces représentations et la libido masculine. Et aujourd'hui il reste encore des traces de cette stigmatisation. Je ne m'aventurerai jamais à parler de mon chat au féminin, au risque de renvoyer à mon interlocuteur l'image de mon sexe. Mais nous tous qui avons la chance d'en avoir un chez soi, pouvons sans conteste affirmer son importance dans nos vies. La chance de croiser son regard et de toucher l'invisible.



 





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